Alessandro Della Ciaja
De Lamentations de Jérémie.
[Della Ciaia]
(Sienne mai 1600 - avant janvier 1678)
Compositeur amateur et dilettante italien, élève du docteur Desiderio Pecci (musicien amateur de l'élite dirigeante) en contrepoint ou l'art de la musique, né des parents de deux familles siennoises de l'élite dirigeante (Tiberio Della Ciaia et Ginevra Tolomeiil), il chante et joue du clavecin, du luth et du théorbe (selon Isidoro Ugurgieri Azzolini, l'auteur d'un compendium de biographies des Siennois les plus célèbres, Le pompe sanesi, Della Ciaia est un chanteur "charmant"), insiste sur le maintien de son identité en tant que noble, est particulièrement attentif à ne pas salir sa réputation en laissant toute suggestion qu'il est un musicien professionnel.
Parmi ses compositions, il publie en 1650 un second volume de sa musique qui est publié sous le titre de Sacred Lamentations and Motets for one voice with basso continue, dans lequel on trouve des Lamentationi sagre e motetti ad una voce con basso continuo... opera seconda ; raccolta, e data in luce da Filippo Succhielli. - Venezia, Alessandro Vincenti, (RISM C 1395) (PL-WRu).
Bastiani Arditi fournit en postface la genèse et la fonction des travaux de Della Ciaja : 0 lecteur, vous pourriez peut-être se demander pourquoi les présentes Lamentations et motets que j'ai recueillies sont toutes composées dans la clef de soprano. L'auteur a écrit ces œuvres non pour des raisons professionnelles ou sur l'ambition de les publier, mais pour satisfaire ses deux talents et les demandes pieuses de quelques amis au nom de leurs parents qui sont religieuses. Il a donc composé des œuvres pour se conformer à la plage dans laquelle les religieuses auraient à les chanter. (Doc. 18)
Dans le livret accompagnant le CD Laboratorio '600, Colleen Reardon apporte les précisions suivantes :
"Ces Lamentations monodiques sont composées à la demande de ses amis afin de fournir de la musique pour leurs nobles filles dans les couvents. Ces textes déchirants, expressément prévues avec chromatisme et dissonance décrivant une peinture qui rappelle la tradition des plaintes des veuves qui pleurent longtemps la mort de leurs maris. Il faut dire que la musique fleurit dans les couvents siennois au XVIIe siècle, aidée et encouragée par des archevêques qui n'entendent pas tout à fait les restrictions imposées dans d'autres villes italiennes aux religieuses cloîtrées, celles-ci étant souvent des musiciennes de talent. Il existe une pléthore de documents concernant les religieuses chantant durant les jours de fête, les processions et les rites de passage particuliers aux ordres monastiques féminins, par exemple au moment de recevoir l'habit sacré, mais aucune description de religieuses chantant ou jouant d'un instrument durant la Semaine Sainte. En 1666, l'archevêque Ascanio Il Piccolomini avertit les religieuses de fermer les portes de leurs églises à la fin de l'Office durant les trois derniers jours de ladite Semaine, car on peut supposer que de nombreux Siennois, en ces occasions, ont l'habitude d'assister aux services dans les institutions monastiques. Étant donné que des membres de la communauté laïque affluent généralement vers les couvents pour entendre des femmes chanter, la musique a dû jouer un rôle important durant les services monastiques célébrés par des religieuses durant la Semaine sainte.
"Les Lamentations de Jérémie reflètent la douleur profonde pour la chute de Jérusalem (représentée comme une femme d'une grande beauté) et le destin terrible de sa population. L’un des traits remarquables du choix des textes pour les leçons consiste dans le changement du point de vue. La Leçon 1 du Jeudi saint commence par une vision panoramique de la cité solitaire, pleurant amèrement et étroitement encerclée. La Leçon 2 nous rapproche pour nous montrer la personnification de Jérusalem: une femme nue, sale, gémissante. La Leçon 3 nous présente Jérusalem à la première personne, suppliant tous ceux qui passent pour qu'ils la regardent et jugent s'il est une douleur pareille à la sienne.
"On peut retrouver le même effet - ample perspective suivie d'une scène plus intime - dans les leçons du Vendredi saint. Les leçons du Samedi saint ont une structure différente: la Leçon 1 offre une certaine consolation dans la bonté du Seigneur ; les Leçons 2 et 3 décrivent les misères de l'esclavage devant être endurées pour la purification des péchés du père. Tous les textes partagent l'usage des lettres de l'alphabet hébraïque ponctuant les versets et l'addition d'une exhortation finale du livre d'Osée, Jérusalem, convertere ad Dominum Deum.
"Le compositeur pense que les Lamentations conviennent particulièrement aux religieuses car l’espace conventuel protecteur et souvent magnifique est perçu comme une nouvelle Jérusalem, un avant-goût du paradis sur terre. Dans ce sillage symbolique, les voix de femmes chantant à l'intérieur du cloître, sont souvent comparées à celles des chœurs angéliques. Qui, mieux que les habitantes de la Jérusalem terrestre, pourrait incarner la ville elle-même pleurant sur son sort ? La situation est des plus appropriées : des femmes enfermées entre quatre murs et consacrées à la souffrance, réfléchissant sur la tragédie d'une perspective personnelle, transformant à l'occasion la voix d'un récitant ostensiblement masculin en la leur, quand elles déplorent des conditions qui pourraient refléter la réalité de la vie monastique... En composant ces neuf leçons de ténèbres pour soprano, le compositeur donne à une simple religieuse la possibilité d'exprimer à haute voix la douleur de son entière communauté pour la mort du Christ.
"Les Lamentations offrent un témoignage convaincant de l'excellente instruction que reçoivent les Siennoises au couvent. L’œuvre est conçue pour une interprète ayant un registre de deux octaves, possédant une qualité dramatique lui permettant de déclamer des phrases avec force et une technique capable de faire jaillir une pluie de mélismes éblouissants. Une page (Vendredi saint, Leçon 3) requiert l'exécution de trilles. Les deux styles de chant - dramatique et virtuose - exigent de l'interprète une grande souplesse dans le traitement du rythme et du tempo.
"Afin de rendre toute l'expressivité de l'œuvre, le compositeur recourt à plusieurs techniques musicales. L’une des plus fréquentes consiste en un brusque changement d’harmonie. Ce qui arrive souvent en relation avec des idées de transformation ou modification, par exemple dans la Leçon 2 du Samedi Saint sur mutatus (changer) dans la phrase Comme peut se ternir un or, comme peut changer l'or pur. On le constate aussi dans des vers ayant des images extrêmement poignantes ou puissantes, par exemple dans la Leçon 1 du Jeudi saint : Elle pleure amèrement dans la nuit et les larmes coulent sur ses joues, nul ne la console de tous ceux qui l'aiment. Le compositeur fait usage d'altérations chromatiques (sans changement de clé) pour illustrer un texte traitant de la douleur, de la souffrance, des larmes et de l'obscurité ; fréquemment, des dissonances saisissantes animent aussi la musique. Nous pouvons trouver un passage frappant et coloré réunissant toutes ces techniques dans le texte souvent mis en musique, O vos omnes de la troisième Leçon du Jeudi saint : Ô vous qui passez votre chemin, regardez et voyez s’il est une douleur comme ma douleur (v. 1:12).
"Le compositeur est également concerné par la tessiture vocale. Dans le 6e verset de la Leçon 3 du Vendredi saint, on entend la plainte du récitant que l'on a fait rester dans l'obscurité, comme des morts depuis longtemps. Sur ces mots, le compositeur écrit une musique obligeant la chanteuse à plonger au plus profond, au plus sombre de son registre. L’inverse a lieu dans la Leçon 3 du Samedi saint, où la soprano atteint la limite supérieure de sa tessiture et chante en longues notes répétées dans le désert en évoquant peut être la voix criant dans un paysage désolé. La Leçon 2 du jeudi saint contient aussi un passage remarquable où la soliste parcourt un intervalle descendant de dixième en pleurant sur sa chute, sans la moindre consolation ; le compositeur accentue sa solitude en réduisant l'accompagnement au silence.
"Les passages mélismatiques sont fréquents et souvent utilisés pour la peinture de mots ; par exemple, pour exprimer le pain que l'on rompt (frangeret) dans la Leçon 2 du Samedi saint ou la fureur de la tempête (tempesta) dans la Leçon 3 du Samedi saint. Mais c'est pour les lettres hébraïques que le compositeur réserve une partie de la musique la plus virtuose : la chanteuse a alors l'occasion de faire montre de toute son agilité vocale, parfois sur des accords se mouvant lentement (Vendredi saint, Leçon 3, Beth) ou bien en duo avec un continuo énergique qui fonctionne comme une seconde voix plutôt qu'une basse génératrice d'harmonie (Samedi saint, Leçon 1, Teth). Dans les passages où le continuo joue simplement des accords et où la chanteuse est le seul centre d'attention, le compositeur obtient un effet intense dans le gémissement douloureux de l'endeuillée, qui est au-delà de toute parole. L’exhortation finale Jérusalem, convertere ad Dominum Deum permet également à l'interprète de faire valoir sa formation et sa technique. La composition de ce passage de la 1ère Leçon du Samedi saint est remarquable par la façon dont le compositeur agence une tessiture très haute, un chromatisme (soulignant l’idée de conversion) et l’exécution rapide d’un mélisme.
"Mais l'effet produit par ces Lamentations ne dépend pas uniquement du déploiement du chromatisme, des dissonances, de la peinture de mots ou de la brillance vocale. Il convient de ne pas négliger l'art du compositeur à l'heure de composer une musique exquise sans feux d'artifice évidents. La seconde Leçon du Vendredi saint inclut le texte suivant, qui ne comprend ni images saisissantes, ni cris déchirants : Qui pourrais-je trouver de semblable à toi ? À qui pourrais-je comparer, ô fille de Jérusalem ? Quel exemple pourrais-je trouver pour te consoler ô vierge fille de Sion ? Pour refléter la répétition rhétorique du texte de ce verset, il utilise la variation d'une mélodie syllabique, qu'il confie d'abord au plus haut registre de la voix avant de la traiter séquentiellement dans une tessiture plus grave. La combinaison judicieuse de motifs mélodiques clairs, d'harmonies bien dirigées, d'altérations chromatiques situées avec soin, et d'une suspension piquante VII-VI, crée l'un des moments les plus émouvants et mémorables de toute l'œuvre. C'est dans de tels passages qu'on peut peut-être identifier l'hommage sincère du compositeur au talent musical, selon lui unique au monde, des filles de Jérusalem siennoises.
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